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samedi 27 novembre 2010

David Burty


photo : David Burty 2008
Revenir en chaque point qui a couvert le ventre de souffrances en marge de ce qui devait être nous. Revenir. Aboutir. Finir. Vers ce vide que rien ne comble. A mi-chemin entre le trouble et toi. Un paysage couvert de poussière où nus ils ravalent. Que n'est-il hors de porté le moment de repos, hors de cette pauvreté tant voulue tant éloignée que je rejette par le bleu en même temps qu'elle me cloue. Mais aurait-il fallu qu'une fois de plus, à moins que, mais non, je reprends, n'aurait-il fallu que l'adresse se fasse ? Un mot, un mot suffisant, un mot apaisant. La voix, qu'elle s'arrête, dise non, juste un instant, que la négation s'affirme et puise les eaux d'un répit certain. Essorée entre les bras, une paupière en guise de voile, une voile que l'on dresse pour échapper à la surface du regard. La nuit s'abaisse parmi les corps efflorescents, et soudain lorsqu'une bouche exhale : elle pleure en noir, en nuit, en chairs que parsèment des tremblements. Et le goût de la terre, le manque d'air. Une agonie longue, lente, non longue et lente comme une larme qui glisserait sur le manche d'une lame. Parce qu'il est nécessaire de disparaître, parce qu'il est fondamental de se gommer, d'un présent que ne sanctionne pas notre raison, j'abîme.

photo : Joanny R. 2010

L'exil, plaque renversée du monde, que j'accroche à nos ceintures pour partir à la recherche du monde qui semblable à une plaque renversée dérive. Plaque renversée du monde, à l'impossibilité de survivre à la grande marée, au débordement, au sourire. Et pourtant revenir, tenter encore une fois, quitte ou double, de vivre. Pour se chamailler avec la vie. Sortir de terre, de son errance. Planter la tente. Nous aurions souhaité en tant que race voir la clémence faire autre chose que se faner. Aussi, tu renies la force, la condamnation, ta mère. Les soupirs qu'ils t'arrachent pendant les heures perdues, alors que les solutions s'envolent à tir d'elles. Ne subsisteront que la bile et... je ne sais pas.

photo : Joanny R. 2010

Je veux la poitrine, le lait, l'amertume et les nausées. Je. Chiens. Une horde à aboyer. SILENCE. Dehors les chiens. Dehors. Abandonnez-le en sa demeure. Jetez la clef au lit des rivières. Et la regarder voyager à blanc, l'écouter fredonner dans le cliquetis, la frêle, la douce, mélancolie que roulent les vagues, là, oui, là où nul ne s'est mis debout baigné de lumière - sous l'œil dont la fureur perle sans fin.

David Burty, Lyon, hiver 2004

Ce texte a été publié dans Mode d'Usure, fascicule auto-produit dans le cadre de l'exposition R(é)bu(t)s mais corrigé (Galerie Dune, Lyon 7°). Il constitue une approche poétique et visionnaire du projet artistique de Cyril Rouge, qu'il met en perspectives à bien des niveaux. Il a la justesse de l'amitié. En filigrane on retrouvera des références à T.S. Eliot (The Waste Land) et à Joseph Conrad (The Heart of Darkness).

photographie David Burty @ Golemfactory 2008

David Burty est né un jour. Il a grandi à Lyon, dans le quartier de la Croix-Rousse. Son père était de France, sa mère d'Indochine. Ceinture noire, la vingtaine, il faisait partie de l'équipe de France de Karaté.

Il est allé vivre à New-York, après des études de lettres, et quelques expériences littéraires. Il devait y rester six mois. Il passa deux ans là-bas, travaillant parfois sur des chantiers en compagnie de poètes mexicains  qui  devinrent ses amis.

Sur le site de la revue littéraire le Fram, figure la notice biographique suivante : 

David Burty, né à la Croix-Rousse en 1977, est instructeur de karaté-do shotokan dans une église du Bronx.  Vit à New York. N’a jamais publié. Textes dans la  Revue Le Fram : N°. 5


Il est cité par Frédéric-Yves J. dans Charité (Éd. Flammarion, 2000), où un paragraphe relate brièvement la rencontre de l'écrivain avec le "jeune poète David Burty" dans les jardins de la Sorbonne.

Rouge père et fils - photo David B. 2006
De retour en France via la Crète, il reprend des études, de Langue Anglaise cette fois, à l'Université Lumière - Lyon 2. Il travaille également dans une librairie. Il y rencontre Nicolas N. qui le présente à son cercle d'amis. Il fait la connaissance de Frédéric B. et de Cyril R. dont il accompagnera plusieurs expositions.

En 2004, à la galerie Dune (Lyon) il déchire des livres pour l'installation R(e)bu(t)s mais corrigé. Il rédige un texte (reproduit ci-dessus) pour le fascicule Mode d'Usure - une compilation de textes relatifs à ce qui est en passe de devenir le projet Golemfabrik.

photo Cyril R. d'après David B. - Fly's Escape - Boussens 2008

Pendant la durée de l'exposition chez Dune, il fait la rencontre de l'artiste Franck F. dont il devient l'ami. Franck lui présente l'écrivain Jean-Marie G., enseignant à l'E.N.S.

Durant l'été 2004, David B. participe à l'exposition Nevermore, à la M.A.C. de Pérouges. Il y réside une semaine et aide à la préparation de la soirée de finissage. A cette occasion, il récite plusieurs de ces textes et une traduction de T.S. Eliot, The Hollow Men, titre qu'il restitue par "Les Hommes creux". Pendu (mais épargné de la strangulation par un discret baudrier) sur la place de la Mairie dans la cité médiévale, il déclame un poème de François Villon (La Ballade des pendus).

photo : Cyril  R. 2004
En 2005 il prête sa voix au projet Innocenz (Atelier de l'image NEGPOS, Nîmes, sur une proposition de Johann D.). Il récite un texte de I. Asimov, concernant une relation d'amitié entre une enfant et un robot.

En 2007, il ne vient pas rejoindre Golemfabrik à Berlin, sur l'exposition Ik Hab' Landschmerz, comme il en était fortement question. En revanche, c'est lui qui accueille Cyril à son retour d'Allemagne, en voiture, lors d'une étape à Lyon.

Il part en Angleterre, a Seven Oaks (près d'Oxford), comme lecteur de Français. Il y réside un an.

David Burty @ Golemfactory 2006 - photo : Cyril R.
En Février 2008, accompagné de Joanny R., il vient aider pendant une semaine à la réalisation de Anastase Penner, le golem de Fontenilles. Au cours des sessions d'atelier, il réalise des photographies en reportage absurde, avec un grand talent. Ces images figurent notamment avec d'autres dans le document vidéo consacré à la fabrication de la commande publique.

photo : Cyril R. - David B. et Joanny R. @ Golemfactory 08

En Mars 2008, David B. participe au montage de l'exposition Greetings From Golemland chez Artoyz SG Lyon, en compagnie de Fen, Mélanie H., Mano M., Bérangère V.T. et quelques autres.


David Burty travaille pour la galerie de l'E.N.S. Il se rapproche de Jean-Marie G., à qui il décide de consacrer une recherche de troisième cycle.

Il part étudier et enseigner à l'Université de London, Canada, où il réside aujourd'hui encore.

photo : X - David B.  @ ? - 2009

Il participe à des colloques universitaires, se consacre toujours à un travail d'écriture personnel. Il a pris place parmi les jeunes écrivains qui gravitent autour de Jean-Marie G., constellation dont de récentes publications rendent compte.

Il participe également au projet RUNBOOK.

Pendant l'été 2010, David B. et Cyril R. se rencontrent à Lyon, notamment pour travailler à une consolidation théorique et poétique du projet Golemfabrik, qu'ils replacent dans la perspective de l'esthétique pragmatique avec  l'aide de lectures  telles que celles de Dewey, Shusterman ou Cometti. 


David B. devrait consacrer prochainement un article à cette expérience esthétique dont il a été de nombreuses fois l'acteur et l'accompagnateur.


Dans le courant de l'année 2009, alors que tout ne va pas très bien, il adresse à  Cyril l'image et le courriel qui suivent :

Autoportrait à l'état de nature - David Burty 2009
Aaron, douze ans, et sa soeur Alexandra, dix ans, suivent des cours de français avec moi. A la fin du cours, ce mercredi, tous deux vont vers mon bureau, attirés par Billy Bronze (Art Toy signé Sam Flores que j'ai offert à David) - et les figurines du garçon accompagné de son chien (deux figurines Golemfabrik, d'autres cadeaux). Alex regarde Billy Bronze et remarque: "C'est chouette." Puis, elle s'empare du garçon, mais là, la remarque est différente, c'est-à-dire inarticulée: "Ouaaa!" A ce moment, Aaron dit: "Attends, tu n'as encore rien vu!" et il lui montre le chien. Je lui dit que je connais l'artiste, que c'est un de mes amis. Aaron hoche de la tête avant de déclarer: "En tout cas, il a du talent." Je souris, et je réponds que oui, que cet ami a beaucoup de talent.

David B. et Cyril R. @ Golemland 2006 - photo Fredéric B.

jeudi 28 octobre 2010

Nyarlathotep

Nyarlathotep

Death, Dust, Dark Metal and Crawling Chaos
Emmanuel Duffaut @ Zéro Nulle Part

par Toxic Avenger





Le poids est pour moi une valeur, non qu'il soit plus contraignant que la légèreté,
mais j'en sais davantage sur le poids que sur la légèreté.

Richard Serra in Écrits et Entretiens[1]

Ne manquez pas d'aller voir Nyarlathotep s'il vient à Providence.
Il est horrible - horrible au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer - mais merveilleux.
Il vous hante des heures durant. Je frissonne toujours à ce qu'il m'a montré.

Lettre de Samuel Loveman reçue en rêve par Howard P. Lovecraft[2]



Nyarlathotep [3]

Dans un atelier en zone industrielle, une friche bientôt, au premier étage d'un vaste bâtiment en L, sur la commune de Boussens[4], à 70 kilomètres au sud-ouest de Toulouse, Emmanuel Duffaut a son atelier - deux pièces, d'anciens bureaux si l'on en croit la moquette murale, le linoléum, et le mobilier résiduel.

En ce lieu, il conduit le plus souvent un travail de dessin porté par une énergie quasi obsessionnelle. Il utilise un rétroprojecteur afin d'agrandir sur une feuille « Grand Aigle » punaisée au mur des motifs empruntés à toutes sortes de supports visuels (magazines, emballages musicaux). 

Sur la base de ces « décalques » lumineux, il travaille de la pointe graphite avec un attirail de crayons aux grades variés. Il reprend par zones l'image projetée. Il la réinterprète, alternant les duretés, du noir au blanc, en nuances de gris, avec de subtiles évanescences.

La patience requise pour ce travail contraste avec la « vanité » de certains motifs, ou leur « vulgarité ». Ainsi de cette femme, la poitrine abondante, assaillie par un corps en décomposition, un squelette déjà à l'exception de quelques lambeaux de chair, d'un œil pendant devant une joue devenue os.

Le résultat - qui a le « fini » d’une image publicitaire éminemment pervertie et livrée à ses spectres - compte des dizaines d'heures de travail, entre copie et dérivation.

D'une pochette de disque aux inspirations sataniques, il tire une empreinte étrange, à peine une forme, une vague corne de bouc.

Le démoniaque, c'est un mouvement entre deux positions ou entre deux états, un fondu cinématographique ne cessant pas de se substituer dans une persistance indécise aux deux images qu’il met en partage.

À la lumière du rétroprojecteur, dans un ronronnement de ventilateur, l'iconographie originale se voit "horriblement" grossie. Captée dans un détail infime et rendue indécise, elle vacille sous les coups de crayon. Elle devient d’un passage ou d’une hantise, d’une persistance rétinienne.

Cette approche du dessin, qui doit à la photographie, mais s’apparente aussi à la pratique du « livre de coloriage » (ici sans couleur, juste le gris, le noir, le blanc) relève avant tout d'une longue « patience » – celle d’une broderie en marge des images.

Un peintre déclarait devant les dessins d’Emmanuel qu’il recouvrait en eux la finesse de fondus propres à certaines aquarelles.
Je découvre pour ma part dans ces « mises en relief » un passage de l'image sans matière et sans aspérité, au préalable considérablement appauvrie par ses mises en code et en signal, par ses compressions et ses copies, à un presque volume suscité grâce à l’épaisseur du graphite et au modelé appuyé des ombres.

Dans la salle de repos, Manu mélange trois morceaux de sucre avec du café soluble et un peu d’eau chaude, son cran d'arrêt en guise de cuillère. Il sourit, angélique. Il sait la familiarité des images avec les fantômes. Il a dormi avec ce qui hante l’atelier. Il a apprivoisé des ombres, il leur a appris à danser.[5]

Emmanuel nourrit son travail de références empruntées aux « sous cultures », américaines surtout. Il explore l'imaginaire White Trash[6] - dans le sillage de Larry Clark[7], d'Harmony Korine[8] ou de Dennis Cooper[9] - mais jamais dans leurs traces. Tatouages, lettres gothiques, têtes de morts, graffitis tremblés et comme écrits au sang, croix inversées, étoiles à cinq branches retournées... Autant de signes que l’on retrouve dans ses réalisations.

De l’autre côté du miroir, il n’y a que des ombres errantes. Alice is a Junky.

Ces cultures souterraines sont traversées de courants sonores variés, et leur dimension musicale intéresse particulièrement Emmanuel. Son travail s'effectue avec un accompagnement auditif : beaucoup de volume, des infra basses terribles, des fourmillements d’ondes. En grattant la feuille, en tordant le plomb, il se passe des CD. Il prend appui sur ces « reliefs sonores » afin de réinventer les codes visuels et les fétiches qui leur sont associés. Il joue de finesse, il dérive la source et introduit des références plus savantes, de l’humour aussi. Il rejoint l'Histoire de l'Art et s'y cogne, en artiste contemporain.

Je l'ai surpris parfois, par l'encadrement d'une porte qui donnait sur le grand couloir, du bâtiment E.L. dans une posture d'extase. Le cheveu luisant d'une eau dont il s'était de peu rafraîchi et qui se lisait aussi en auréoles sur son tricot de peau, les bras pendants, l'un tatoué du poignet à l'épaule en volutes sombres, une cigarette fumant, sans ses lèvres en bouche bée, entre l'index et le majeur d'une main aux ongles rongés.

Il était « pris » par le son, face au dessin en cours, contemplant ardemment celui-ci.

Ces images, sensibles « photocopies » à la poudre d'argent, sont déjà des empreintes.
Mais il y a d'autres empreintes, comme il y a d'autres traces.
Il a notamment réalisé le moule d'une platine pour lire les disques en vinyle, et aussi celui d’une cassette audio. En récupérant du plomb d'assemblage de vitraux, il a fondu, coulé. Du métal lourd pour les copies d’un objet désuet... Des cassettes de Grunge[10] en « Heavy Metal »[11].
Un objet sans plus d’usage qui au naturel ne deviendra jamais une « pièce de collection » parce que multiple tiré à plusieurs millions, épuisé dans son original. Emmanuel l’exalte en relique.

En rentrant de l’atelier, nous passons en intégralité la bande originale de Dead Man orchestrée par Neil Young. Nous arrivons sur Toulouse avec la pluie, dans un tremblement de phares, à l’écoute d’une agonie infinie à travers des forêts de bouleau. Après le radar automatique, une prostituée voudrait nous offrir des roses en papier (i put a drop of parfum in each one – or something like that)[12]. « Je l’ai pensé ou je l’ai dit ?» lance Manu, imitant vaguement la voix d’Homer (Simson). Nous fumons des Benson Gold®, nous portons des jeans Carhartt® et des paires de baskets Adidas®. Nous avons le même lecteur de C.D. «made in Taiwan» arrondi dans nos espaces de travail respectifs. C’était le cas bien avant notre rencontre. Nous ne nous sommes pas retrouvés ensemble, dans cette friche au milieu de nulle part sans raison. Cela s’appelle de la sociologie consumée.

Arrière-plan, motif, influence ? Il s'agit d'une couverture de disque. Un album "posthume" de Nirvana[13], je crois. De cette image, il voulait tout reprendre : le carton, les cassettes, tout. Puis il m’a dit qu'il s'arrêterait aux cassettes…

Le résultat est magnifique. Il a fait des sculptures avec ce creux – avec le vide de sens des cassettes tombées en poussière. Des multiples, parce qu'il n'y a jamais que des copies, des sosies, des doubles, qui pour beaucoup se donnent des airs de prototypes.

Des leçons de Marcel[14], il n'a pas retenu que l'élevage de poussière. Comment en finir avec les objets ? Par « un ready-made »[15] mâtiné de « do it yourself, »[16], semble-t-il affirmer.

S’insinue l'idée du reste, du déchet, du résidu. Les images, certaines déjà transformées en dessin, d'autres avant même de l'être, jonchent le sol de l'atelier... Une effigie de canard – provenant d’une pochette de Nirvana encore - considérablement grossie à la mine graphite côtoie des images de charniers imprimées sur du papier transparent et des pages découpées dans des revues pornographiques puis burinées au poinçon.

Sédimentations. Confettis de cul. Un mégot fume écrasé parmi les copeaux de crayons.

Emmanuel exécute ses plans avec une puissance proprement chaotique. Son approche de la stratification en fibre de verre avec de la résine polyester est portée par des gestes précis, mais leur accomplissement abolit tout ordre de la matière et des outils. Une cohérence s'accomplit tandis que le chaos gagne tout autour...

Je l’ai surnommé Nyarlathotep "Le Chaos Rampant". Ce sobriquet lui vient de ce qu’à l'atelier on peut aisément suivre ses déplacements : telle traînée de café lorsqu'il s'est élancé en skateboard (sic), une tasse pleine à la main, depuis le micro-onde jusqu’à son établi, deux cents mètres plus loin…

Les traces sont surtout celles des réalisations antérieures. Elles s'accumulent en strates. L'expérience mal conclue n'en finit pas de devenir épave et partant réussit à évoluer. Le ratage prolongé par un chantier laissé en plan devient un "objet", ou plutôt une "zone", de contemplation sensible.

Voilà quelque temps, il a récupéré des pare-brises de voitures éclatés. Ils se sont accumulés dans cette « deuxième salle » où le plomb est coulé, la résine stratifiée, les sacs-poubelles entassés.

Au début, les pare-brises stockés n'ont fait qu'ajouter au désordre. Et puis Emmanuel a entrepris de les transformer. Il a essayé de fossiliser ces étendues de verre pilé, fissuré ou fendu, il a tenté de les fixer.

On pense à « Crash », le film de David Cronenberg[17], ou bien à telle sérigraphie d’Andy Warhol[18].

Emmanuel pense à d'autres artistes, lui qui chante les écrits de Robert Smithson [19] sur des airs de Black Metal[20].

Un jour où nous tournions autour de l'atelier, en quête de nourriture, il me disait que le skateboard l'avait sauvé d'un parcours plus direct vers le mur ... Nous étions sur un parking de supermarché, en milieu rural. Ça me rappelait aussi mes années en dix. « Oh that rock 'n' roll it saved my soul / That rock 'n' roll » - Daniel Johnston[21], « Rock'n Roll Ega ».

Du verre brisé, il en convoquait déjà, naguère, pour une sérigraphie. Un morceau de vitre, avec dessous une feuille « Grand Aigle ». Un coup de hache, puis des coups de peinture en bombe. Retirer les éclats une fois l’enduit sec.

Ce sont les moments de l’image produite, avant l’insolation, avant la Jeannette, avant l’encre et sa cuisson[22].

Dans la salle du Chaos Rampant, des découpes de Placo® sont agencées en paysages. Elles font des montagnes minimales comme sorties de ce massif vectoriel sur la pochette de Unknown Pleasures[23].

À Boussens, Emmanuel a su invoquer l'esprit des friches. Il a investi ce lieu, station Mir à la dérive, vaisseau spatial tiré d'un film de science-fiction soviétique[24] - en fait un laboratoire de cosmétiques abandonné dont l’une des baies vitrées donne sur les cheminées et les citernes d'une fabrique de produits chimiques.

Il a tiré les leçons de cet espace désolé mais fertile où il s’est avancé longtemps, sans crainte. Il a récolté une poussière noire, pailletée d’argent, pour recouvrir de voilettes ces images en deuil d’elles-mêmes.

Exit Mélanie Princesse. Je sais qu’en me remémorant cet atelier, j'aurai parfois l'image d’un « graffiti » réalisé par Manu avec un pochoir découpé de lettres gothiques. Une phrase dorée, révélée au spray sur un fond noir. Tout le contenu d'une bombe, jusqu'à la bille, pour écrire : « Disappear in every way (disparaître de toute façon) ». Et ce "w" un peu étrange qui pouvait passer pour un "m" : « Disappear in every May (disparaître chaque mois de mai) ». Nous partirons en octobre.

Il manquait aussi un point sur le « i » de « in », rajouté par mes soins à la bombe noire au retour d'une session de peinture. C’est autour de ce « point » que nous nous sommes vraiment parlé la première fois.

En pleins et en creux, ZERO NULLE PART[25] nous promet de beaux « accidents » paramétrés ou non, des rebuts corrigés, des mains noires de graphite… De la résine et de la fibre pour les « Pieds Tendres », sortis du Saloon à califourchon sur une poutre… ( pas le Lucky Luke de Rantanplan, mais plutôt celui de Gilles Barbier[26]…).

Tant pis pour les vapeurs, le souffle perdu ou coupé n'est pas prêt à s'éteindre, il avance encore et il abolit tout. FIRE WALKS WITH YOU.[27]

Une nuit, alors que nous ne nous étions jamais rencontrés, il s’était pointé à l’atelier avec un copain. Ils avaient une voiture pleine de matériels pour la sonorisation. Ils ont vite débardé et vite monté le dispositif. Nous avons bu, bavardé, puis ils ont joué toute la nuit. Les vitres vibraient et le couloir de la luxueuse friche grouillait de sons et de visions… Je déambulais, guided by voices.[28] Homer Simpson riait, sa bedaine débordant un ticheurte de Venom.

Artiste résidant à Boussens, Emmanuel a compris tôt ce que cet espace allait devenir, et ce qu’il était déjà, inéluctablement : une friche.
La poussière, les fissures, la saleté, les fuites d’eaux, les ruptures de canalisations allaient gagner, et lui avec elles (We Fade to Grey).
Et la persistance de certains objets jusque dans les traces de leur disparition.


Toxic Avenger[29] (Cyril Rouge), Toulouse, IX – 2010



NOTES

[1] Richard Serra : Écrits et Entretiens 1970-1989, Daniel Lelong éditeur, Paris, 1990.

[2] H. P. Lovecraft, letter to Reinhardt Kleiner, 21 XII 1921; in Lovecraft : A Look Behind the Cthulhu Mythos.

[3] Créature fantastique, « Grand Ancien » tiré de l'œuvre littéraire d'Howard Phillips Lovecraft. Nyarlathotep, surnommé « le Chaos Rampant », est à la fois le messager, le cœur et l'âme des autres dieux. Il est le seul d'entre eux à posséder une véritable personnalité et il prétend pouvoir revêtir un millier de formes différentes.

[4] Boussens : commune française située dans le département de la Haute-Garonne en région Midi-Pyrénées. Ses habitants sont appelés les Boussinois.

[5] Les passages en italique ne sont pas des citations. Ils font partie du texte et marquent graphiquement un autre niveau de discours, relevant de l’intime et / ou de l’anecdotique. Note de l’auteur.

[6] White Trash - littéralement : «déchet blanc ». Terme d'argot américain très péjoratif, désignant à l'origine la population blanche pauvre. Le terme date du XIXe siècle. Il était alors utilisé pour désigner des Blancs dont on jugeait qu'ils se situaient encore plus bas que les Noirs sur l'échelle sociale (travailleurs non qualifiés ou agriculteurs pauvres).

[7] Wassup Rockers, Ken Park, Bullit, Kids…

[8] Gummo, Julian Donkey Boy, Mister Lonely…

[9] Écrivain Américain. Voir notamment Safe, Closer, Frisk, Try, Guide ou encore Period, tous traduits et publiés chez P.O.L.

[10] Grunge : peut-être une dérivation du mot argot « grungy » signifiant «sale» en argot nord-américain. Le grunge est un sous-genre du rock alternatif qui a émergé à Seattle dans les années 80. Inspiré par le punk hardcore, le heavy metal et le rock, le grunge est caractérisé par des sons de guitare saturées et des paroles apathiques ou qui traitent d’angoisses.

[11] Genre Musical, apparenté au Hard Rock. Heavy Metal signifie littéralement « métal lourd ».

[12] « Je place une goutte de parfum dans chacune d’entre elles – ou quelque chose comme ça ». Citation approximative d’une réplique de Dead Man (film de Jim Jarmush).

[13] Nirvana : groupe grunge américain fondé par Kurt Cobain.

[14] Duchamp.

[15] Ready-made - littéralement : « déjà fait » ou « tout fait ». Le ready-made est « un objet usuel promu à la dignité d'objet d'art par le simple choix de l'artiste ». Il a remis en question un certain nombre de certitudes sur lesquelles reposait l'art, notamment les notions de virtuosité et de savoir-faire ou encore d'œuvre, conçue désormais comme résultante de l'exposition et de l'acte d’intituler.

[16] Do it Yourself - littéralement : « fais-le toi-même », mouvement issu de l’underground américain. Pour les anglophones, voir Beautiful Losers – Contemporary Art and Street Culture – édité par Aaron Rose et Christian Strike.

[17] Réalisateur canadien. Voir notamment Dead Ringers (Faux-Semblants), Naked Lunch (Le Festin nu).

[18] Saturday Catastrophe, White Burning Car III, 1964

[19] Robert Smithson (1938 – 1973) est un artiste contemporain dont la production pourrait être liée entre autres à l'Art Minimal et au Land Art.

[20] Black Metal. Un développement très marginal du Heavy Metal, incarné au commencement par des groupes comme Venom ou Hellhammer, puis dans les années 90 par Mayhem, Immortal ou Gorgoroth. Les musiciens de Black Metal sont réputés pour leur misanthropie, leur hostilité à la foi catholique. Certains d’entre eux ont été mouillés dans des histoires d’incendies criminels (églises) ou encore de meurtres.

[21] Poète américain (Texas). Figure de proue du mouvement musical Lo-Fi. Il a commencé sa carrière en diffusant ses chansons sur des cassettes produites à la maison (voire la note concernant « do it yourself »).

[22] Sérigraphie en tirages limités. Produite avec le soutien de Manuel Pomar (ALaPlage / Lieu Commun) et l’aide de l’atelier de sérigraphie – Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Toulouse, dans le cadre du festival Graphéine 2009.

[23] Littéralement « Plaisirs Inconnus ». Un album de Joy Division.

[24] Solaris, film réalisé par Andreï Tarkovsky.

[25] Titre de l’exposition de Emmanuel Duffaut au Salon Reçoit, Toulouse. Vernissage le 22 septembre 2010.

[26] Gilles Barbier. Vedette de la scène artistique française. Voir sa pièce « Le Pied Tendre », inspirée d’un B.D. de Morris.

[27] Citation détournée de Twin Peaks Fire Walks With Me, un film de David Lynch. Traduction littérale du pastiche : « Le Feu marche avec toi ». La sentence originale (« le feu marche avec moi ») est attribuée à Bob, l’Entité de la Loge Noire, qui phagocyte les âmes de Lealand Palmer, de Leo Johnson et in fine de Dale Cooper au fil de Twin Peaks, la série télévisée.

[28] Guided by Voices – littéralement « guidé par les voix ». Groupe Indie Rock et Lo-Fi de Dayton, Ohio, Etats-Unis. Apparaît comme référence musicale dans certains romans de Denis Cooper, écrivain américain traduit et édité en français chez P.O.L.

[29] The Toxic Avenger est un film nord-américain réalisé en 1985. Il narre les péripéties de Melvin, un technicien de surface qui, contaminé par des déchets toxiques, se transforme en un monstre à la force surhumaine : Toxic Avenger.

jeudi 14 octobre 2010

Mylène Blanc
Si le loup n’y est pas

Framboise Estéban  
Le Païcherou

© Mylène Blanc / Framboise Estéban 2010 - tous droits réservés
Photographies contemporaines 
Une proposition de Cyril Rouge

Salle d’exposition de la Médiathèque de Fontenilles
du jeudi 19 Août au mardi 14 Septembre 2010

Rencontre avec les artistes le vendredi 10 septembre 2010
à partir de 18 heures

Médiathèque de Fontenilles : 7, rue du 19 mars 1962 - 31470 FONTENILLES


Si le Loup n’y est pas
© Mylène Blanc 2010 - tous droits réservés
Si le loup n’y est pas… Le titre de cette suite photographique est d’une comptine ou d’une chansonnette, revenue du temps des jeux secrets.

De l’enfance, les images de Mylène Blanc ont ce regard sous lequel les choses comme les êtres sont dotées d’âmes ; ce regard qui embrase pour le comprendre un monde caché, inventé avec des bouts de ficelle et des bouts de papier, des  brindilles et des cailloux, autant d’intercesseurs dérisoires. Ce regard est peut-être celui, cruel, des petites filles modèles. Lorsqu’il s’exerce, il suscite des pattes de poulets coupées, des poissons plantés sur des pics, un dos percé des cornes, un corps crachant la plante parasite qui le pollue, un ventre plein de plumes de poulet.

Il n’est pas question de faire mal en opérant ces collages monstrueux. Tout se joue, car c’est bien de jeu dont il s’agit, dans une candeur presque effrayante, le temps d’un cri de chouette.

Dans chaque photographie, une inquiétude court. Elle est d’une animalité. L’hiver est un long mammifère à poils blancs, long comme un serpent, angora comme le chat de la petite voisine.  Il augmente l’espace entre la terre et les astres pour mieux boire les rayons du soleil. Il les absorbe en griffures glaçantes.

Et ce tas de terre sur le carrelage, qui gratte la rétine… La démangeaison devient celle d’un secret. Présence incongrue, venue là on ne sait comment ni par quelle volonté, et pour signifier quoi ? Qui est donc cette taupe invisible, sinon le souvenir d’un autre sol, plus profond, recouvert par le bâti, ses dalles en béton, ses carreaux émaillés parfaitement jointés ? Un sol commun affleure, plus profond, fondant la présence de ceux qui le foulent sans plus le voir.
Un petit amas de terre qui dirait, moins le travail du mammifère fouisseur, l’essence des rassemblements humains, ainsi qu’un Cairn, amoncellement de pierres laissé derrière soi pour signifier son passage à ceux d’après, en les rassemblant autour d’une absence de même intelligence et de même croyance qu’eux.

Il faut le courage des petites filles – cette insouciance - pour déterrer ce que l’on voulait trop enfouir.

La plupart des photographies constituant cette série ont été prises à l’intérieur, dans le séjour d’une demeure en milieu rural. D’autres viennent du dehors, mais le tapis de feuilles rappelle celui d’un salon, et le bleu du ciel prend un blanc de chaux. Aucune de ces images n’est d’une extériorité. Elles sont toutes « du dedans », d’un monde intérieur révélé, contaminant les apparences, la surface des choses, en tissant des liens insolites, en séparant les évidences trop bien ficelées.

Au nombre des petits objets magiques, j’isolerai la brindille servant de poignée au masque de goupil. C’est une baguette de sourcier, l’attribut d’un don ancestral. C’est l’outil des trouveurs de sources, de ceux qui révèlent les circulations souterraines. Associée à la figure du renard, symbole de la ruse populaire, la baguette fait jaillir un esprit, substituant au visage attendu un très archaïque masque.  Mémé Lulu est une sorcière. Elle sait invoquer les esprits animaux. Dans ses pensées court le roux du maître des fourrés.

Ce passage du visage au masque ouvre sur l’envers du portrait. Où, d’ordinaire, on ramène tout à la Sainte Face (archétype de la visagéité), Mylène convoque une créature surgie de la forêt et des songes.

Le secret de famille ne se laisse pas déterrer sans peine. Il dit son existence, la trahit en signes multiples, en constructions symboliques. C’est un puzzle dont bien des pièces manquent.

Plus qu’un fait, plus qu’une image se substituant à une autre, c’est une circulation qui est suggérée : où l’on pourra aller et venir, si le loup n’y est pas.

Cette attention à ne pas décrire, pas plus qu’à illustrer, est ce qui sauve l’ensemble du « petit théâtre oedipien ». Même si ce sont justement, les parents, qui prêtent leurs corps à l’expérience, devenus complices d’un amusement dangereux dont le sens ne peut pas complètement leur échapper puisqu’il révèle en profondeur ce qui habite leurs corps comme leurs maisons.

La photographie, dans l’imaginaire et la symbolique qui sous-tendent son usage, est une opération merveilleuse. Du temps de l’image « argentique », ne parlait-on pas de «révélation» ? Et la chambre était « noire », comme une magie.

Vera Icona ou image vraie, miroir sans inversion, reflet juste de la vie, et possible entrée vers une meilleure compréhension du réel, la photographie sait aussi être une porte vers l’autre monde, celui des morts et des esprits.  Celui des vérités occultées.

Qu’est qu’un sorcier ? Le mot dérive de sourcier. Un trouveur de flux souterrains. Un manipulateur d’affects. Qu’est qu’un chaman? Un chaman est un être capable de recouvrer les objets perdus, d’entrer en relation avec le monde des esprits, de lire les songes, de prédire l’avenir.

Ces photographies sont d’un chamanisme – un peu de pacotille certes, et qui s’avoue comme tel - c’est là sa touche d’humour.

Mylène Blanc est une sourcière. Plus que les eaux souterraines, elle sait aussi trouver le chemin de leurs tarissements. Elle met en scène avec les siens la résurgence d’un monde jusqu’alors recouvert par sa terre même, celui de la paysannerie. Elle convoque des objets qui avant d’être bêtes comme chou savaient guérir des plaies.

Davantage que des images, ces photographies sont des « Imago », représentations imaginaires plus ou moins conscientes qu’une personne se fait d’elle-même et de ses parents. « Imago » déjouée pourtant, dont on s’amuse, en collages enfantins. Le ventre de la « mère poule » se couvre de plumes de poulet. Cela n’a rien d’une blague, il s’agit d’un coup de vaudou.

Le talent de Mylène revient à réactiver du lien, impliquant tous les siens en quête de leurs origines et de leur identité, à la recherche de ce qui fonde de manière essentielle leur présence sur cette terre, à plus d’une raison « la leur ».  Tout cela avec une sorte d’espièglerie désarmante, une candeur envoûtante, servies par une maîtrise du « médium » - la photographie.


Le Païcherou

© Framboise Estéban 2010 - tous droits réservés

« Le Païcherou » : voici un nom étrange, d’une autre langue dirait-on, « pas de chez nous » diraient d’autres. Le Païcherou signifie « au bord de l’eau », en patois. C’est le nom d’un établissement – lieu de danse et de restauration - qui sonne à nos oreilles d’une manière un peu désuète et qui a la saveur des fleurs fanées – des fleurs délavées lorsqu’elles sont imprimées en motifs sur des robes d’été.

Ce mot nous parle d’un temps passé, de gens d’avant. Ils sont pourtant toujours là, ces gens, ils l’habitent de temps en temps, ce lieu. Le temps d’une danse en soirée où le dimanche après-midi.

Framboise Estéban a rencontré cet endroit voilà plus de dix ans, tandis qu’elle travaillait à un reportage sur la rénovation du Pont Vieux, édifice qui conduit de la ville nouvelle à la Cité de Carcassonne. En ce lieu, le bord de l’Aude a pris pour elle un nom nouveau, qui lui fut dit et expliqué par les habitués d’une guinguette fondée en 1870 – Le Païcherou.
Un lieu, des gens, et leurs histoires mêlées dans le rythme de la musique et des danses, voilà ce qu’elle a trouvé là.

Rédacteur de ce texte, je me trouve dans une position particulière. Si je ne connais pas le Païcherou autrement que par ces images, je suis néanmoins familier de celle qui s’est donné pour objectif, le temps d’un projet, d’en photographier certains clients. Je me suis  également trouvé, comme ces gens sur les photos, de l’autre côté de l’objectif, dans un face-à-face dont le but était de me transformer en image. J’ai vu Framboise travailler. J’ai mesuré l’attention qu’elle porte aux lieux où elle opère, à la lumière qui les révèle et les traverse. Il y a cette tension presque palpable, pour que soient accomplis des gestes précis, efficaces, des gestes de professionnelle. Et malgré ces efforts de concentration, j’ai éprouvé la légèreté qu’elle apporte à la situation, avec un savoir-faire d’un tout autre ordre qui consiste à mettre à l’aise son sujet. Elle bavarde sur un ton léger, pour que l’on oublie les manipulations complexes et les changements de points de vue qu’elle effectue.

Framboise ne travaille pas avec un appareil à visée directe (reflex). Elle utilise un moyen format à visée « optique ». L’image est vue « par au-dessus », laissant le regard du photographe libre. La machine de vison ne fait pas « masque », elle ne vient pas recouvrir la face de l’opérateur en se substituant à elle. Ainsi, tandis que tout est réglé, un vis-à-vis se poursuit, avec des regards et des sourires.

Ce récit d’une expérience personnelle ne nous éloigne pas de la série qui nous regarde ici. Il permet au contraire de comprendre à son sujet quelque chose d’essentiel. Dans ces images, il n’y a aucun regard direct, qui est la marque de nombreux portraits. Le visage du sujet n’est pas plongé dans l’objectif. Il s’offre toujours à un autre regard, qui après avoir paramétré son outil s’en libère pour revenir à ce qu’il regarde vraiment, à ce qui véritablement le regarde : l’autre compris dans sa présence, et la relation qu’ils ont en partage elle et lui par-delà le protocole photographique.

 De la série Le Païcherou se dégage un sentiment de présence frappant. Ils sont là, ces danseurs, tous âgés, tous marqués par le temps qui passe et finira bien par gagner. Ils se tiennent devant nous, dans des postures qui voudraient en dire long de chacun, sans vraiment rien trahir pourtant.
Chaque image est le témoin de cette relation dans l’instant, d’un face à face assumé ou biaisé qu’importe, mais vécu sans voile et sans absence, sans coupure. L’obturation est de la machine et c’est une fermeture pour elle seulement. Les yeux du photographe demeurent ouverts. Ils éprouvent l’image en train de se faire.

Photographie documentaire ? Il s’agit plutôt d’un témoignage. Un regard décalé sur ce qu’éprouve le modèle au moment où il devient une image. Entre l’objectif et le regard du photographe, quelques centimètres d’écart sont en jeu. L’un se trouve un peu plus haut que l’autre, un peu plus bas, comme on voudra, selon que l’on se place du point de vue de l’opérateur ou de celui de son outil.

J’insiste ici sur l’acte photographique, sur les conditions de la prise de vue, parce que c’est de cela dont il est avant tout question dans le travail de Framboise Estéban.

On peut s’étonner de ce que certains tirages soient flous et d’autres à contre-jour. Cela tient simplement au fait qu’ici quelque chose d’autre se cherche qu’une prouesse technique. Chaque image doit être la traduction juste d’une relation et d’un être-là. Pour atteindre à cette justesse, le prix à payer peut se jouer dans la perte du résultat que voudrait une définition purement technique et technicienne de l’image. Framboise sait prendre des photographies, mais pour traduire la vérité d’un sujet, elle accepte de lâcher prise, de trahir un manque, de donner à voir un tremblement, le flou d’une mise au point qui se rapproche dans l’émotion d’un moment partagé.
L’échange avec le modèle peut prendre le pas sur le travail bien fait. Il peut faire plier la technique. Dans leur faiblesse, certaines images laissent la place à autre chose. Elles ne perdent rien. Elles gagnent en émotion, en humanité.

Ils défilent devant l’objectif. Il y a leurs regards, leurs postures. Je ne chercherai pas à leur faire dire quelque chose. Leurs images ne parlent pas, elles constatent, muettes. Il y a ce contexte surtout, le Païcherou, dont la lumière est omniprésente puisque c’est elle qui baigne ces corps et permet qu’ils soient fixés sur la pellicule. C’est de cette lumière que voudrait nous parler Framboise, puisque c’est d’elle seulement que sait nous parler la photographie, de ce qui la suscite. C’est par elle qu’elle s’écrit, en fixant le temps.

Il y a cette relation aussi. Une jeune femme est venue, avec sa technique, avec des outils, rencontrer des personnes plus ou moins âgées, dans une guinguette, au bord de l’eau. Ils se sont regardés, elle a pris des images, en a fait une série après. Dans chaque regard de danseur il y a un peu de Framboise, de sa présence face à eux. Elle est d’une jeunesse, d’autres lieux, d’une beauté à laquelle ils n’ont pas renoncé, dont ils savent encore être l’expression par leur force de vie même. Ensemble, ils dansent. Et ces images de perpétuer les mouvements, malgré leur fixité, de nous donner à entendre la petite musique, dans leur silence même.

© Mylène Blanc 2010 - tous droits réservés

Photographies contemporaines 
Une proposition de Cyril Rouge

Il n’est plus besoin aujourd’hui de défendre la photographie comme art. Cet objet « sensible » porté par des moyens industriels et servi par des technologies de pointe (quand il n’est pas, comme trop souvent « à leur service ») a su trouver le chemin des galeries et des lieux de monstration. Il est présent dans les musées, les galeries, et son champ de visibilité déborde largement l’enceinte des lieux spécialisés. On ne compte plus les événements et les institutions qui lui sont dédiés à travers le monde.

Pourquoi exposer des photographies dans une médiathèque ?

La pertinence d’une telle proposition procède des spécificités du contexte qui la porte. S’agissant d’une médiathèque, c’est-à-dire un lieu de la « culture pour tous » ou du moins de la « culture à mise à la portée du plus grand nombre », dans un idéal proprement «démocratique», l’image photographique me semble devoir tenir une place de choix. Œuvre de la reproductibilité mécanique, la photographie présente quelque familiarité avec le livre. L’une comme l’autre sont des objets « multipliables » à volonté, qualité propre à faire d’eux des « choses publiques», appréhendable par beaucoup. Livre et photographie ont le don d’ubiquité et peuvent gagner l’intimité de chacun, objets véritablement « en partage ».

Forme d’expression populaire et accessible, vecteur d’une démocratisation de notre relation à l’image et à l’esthétique, la photographie peut être définie, après Pierre Bourdieu, comme un Art Moyen – c’est-à-dire des classes moyennes. Son étymologie nous rappelle qu’il s’agit aussi d’une forme d’écriture (graphie) mettant en jeu la lumière (photo). Quoi de plus normal alors qu’elle sache trouver sa place parmi des livres, en couvertures desquelles elle se positionne déjà très souvent.

Mylène Blanc et Framboise Estéban

Pour contenter la pensée analytique qui domine la plupart des approches esthétiques actuelles et le besoin de catégories inhérent à celle-ci, nous pourrions opposer le travail de Framboise Estéban à celui de Mylène Blanc. Dans le premier, nous affirmerions alors une approche caractéristique du documentaire, portée par une logique de l’instantanéité et du « pris sur le vif ». Le second pourrait quant à lui être défini comme un projet de « photographie plasticienne » où l’image serait plus longuement construite, au prix d’une mise en scène. Il serait également possible de faire jouer le portrait (Framboise Estéban) contre la nature morte (Mylène Blanc). Ces catégorisations, sans être totalement dépourvues d’intérêt, ne me semblent pas conduire bien loin.

Je préfère m’arrêter un peu à ce qui pourrait relier ces deux démarches, les points par lesquels elles me semblent « tenir ensemble » pour aller d’un même pas – sans doute un pas de danse.

L’élément essentiel de ce rapprochement me paraît être l’implication du « photographiant » dans l’image qu’il produit. Les images exposées, d’une série comme de l’autre, nous donnent à voir quelque chose de qui les produit.
Il ne s’agit pas d’une contamination de l’espace de visibilité et du sujet qu’il accueille par un « je » porteur d’ego et de narcissisme.
Cette implication, discrète, nous rappelle que faire œuvre, c’est avant tout se « mouiller », accepter d’envisager ce que d’ordinaire on se refuse de voir, par trop de confort et de lâcheté. Etre artiste, c’est selon moi se tenir à l’endroit où d’ordinaire nul ne tient ni ne soutient plus rien et accomplir cela en toute conscience, dans un éveil complet à soi-même et aux autres.
Donner à voir ce que l’on ne regarde pas, ce qui ne nous regarde plus, tel m’apparaît l’un des enjeux de ces œuvres.

Un autre lien important à mon sens relève justement de cela, du « lien ». Mylène comme Framboise mettent en jeu des relations.  Il y a tout d’abord, je viens de l’évoquer, ce qui les relie à leur sujet, cette empathie libérée d’un pathos habilement tenu à distance, domestiqué. Il y a la relation des corps à l’habit et à l’habitus : vêtements, objets et cadre de vie.

Le lieu et le lien

Par ce cheminement, nous arrivons au point qui me touche le plus, en tant que regardeur mais aussi en tant que porteur de projet : si Mylène et Framboise nous montrent des objets et des gens, c’est pour nous donner à connaître autre chose. Cet « autre chose » est de l’ordre du lieu. La terre des parents et des ancêtres dans les photographies de Mylène Blanc. La Guinguette d’un Carcassonne populaire et dansant malgré le poids des ans dans les photos de Framboise Estéban.

Ces images renvoient à la ruralité, à des manières d’être ensemble, à des formes de sociabilité (la famille, le cercle de danseur). Elles sont aussi en lien avec une vieillesse qu’il nous faudrait sans doute parvenir à envisager autrement afin de réformer une société en perte de liens et de vitesse. Pour toutes ces raisons, j’ai voulu inviter les photographies de Mylène et de Framboise à Fontenilles. Village dynamique, en passe de devenir une petite ville par la présence chaque année plus nombreuses de nouveaux habitants, il ne doit pas oublier de considérer ceux qui en constituent le « noyau dur », une population qui a vécu par la terre et pour elle.

Des images pour tous et pour chacun

Par le choix des formats (taille modeste des tirages) et celui des sujets, ces images sont  d’une approche humble et humaine. Elles revendiquent une photographie qui se tient à la portée des gens.


Comme tout acte artistique véritable ces images ménagent une place à l’autre, à son regard comme à sa sensibilité, afin que chacun puisse venir habiter ce qu’il découvre. Cette ouverture est d’une générosité, d’un échange. J’espère que chaque visiteur de l’exposition saura accueillir cette fête de l’esprit et des sens à laquelle elles convient.

© Framboise Estéban 2010
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